Certes, les guerres lointaines coûtaient de plus en plus cher pour des résultats de moins en moins glorieux. Certes, nos manufactures et notre artisanat devenaient de moins en moins compétitifs face aux nouvelles nations avec qui nous commercions. Certes, l'État était plus endetté que jamais, dette dont les intérêts commençaient à devenir gigantesques. Certes, la balance commerciale était négative. Certes la maintenance des infrastructures, vitale à notre commerce, commençait à se dégrader. Certes, nous nous complaisions dans notre supériorité militaire, culturelle et artistique. Certes, nos élites étaient corrompues, vaniteuses, immorales et plus intéressées par le pouvoir en lui-même que par le bien commun.
Mais nous étions encore le phare de la civilisation dans le monde. Nous avions la culture et les arts les plus avancés. Nous avions les armées les plus puissantes, les mieux équipées, les mieux organisées. Nous pouvions voyager rapidement et en toute sécurité. Les populations de nos villes et de nos campagnes, même les plus pauvres, recevaient de quoi vivre, manger et se divertir, même si c'était d'un coût élevé pour les caisses de l'État. Nos armées et nos flottes maintenaient l'ordre à travers le monde et nous protégeaient des peuples barbares qui nous haïssaient et voulaient à la fois nous détruire et nous imiter. Nos villes avaient un réseau performant d'approvisionnement de nourriture, d'eau potable et regorgeaient de biens et de merveilles venant du monde entier. Nos réalisations architecturales, notre art et nos routes faisaient l'envie du monde.
Puis, petit à petit, nous avons abandonné ce qui avait fait notre force. D'un peuple de travailleurs, nous sommes devenus oisifs. Sûrs de la primauté de notre culture et de notre mission civilisatrice, nous sommes devenus méprisants envers celle de nos pères, tolérants envers les modes de vie les plus pervers et les plus déviants, et avons laissé entrer chez nous des croyances, des idées et des religions qui nous ont divisés ou qui nous ont affaiblis. Nous avons cessé d'avoir des armées de citoyens pour ne dépendre que de professionnels stipendiés ou de mercenaires étrangers. Nous avons cessé d'étendre notre puissance et, au contraire, nous avons donné autonomie et indépendance à des parties limitrophes de notre territoire, sans imaginer que celles-ci se retourneraient contre nous en s'alliant avec nos ennemis. Nous nous sommes divisés au lieu de rester unis.
Nous avons cessé de croire en nous-mêmes, en la valeur de nos morales ancestrales. Nous nous sommes même moqués de nos mythes fondateurs, de nos traditions et de nos dieux. Nous sommes devenus laxistes avec l'éducation de nos enfants, préférant leur garantir une vie douillette pleine de jeux, de loisirs et des distractions de la ville au lieu de leur apprendre les rigueurs de la vie des champs et du combat. Les mines, les poissons des mers et des rivières, les sols et les forêts sont des ressources en déclin ; les dépenses publiques pour maintenir la paix sociale et pour financer les guerres et la protection des frontières sont en croissance et ont ruiné le contribuable, soumis à une pression fiscale toujours plus imposante.
Les riches propriétaires terriens exploitent de plus en plus les petits, qui, ruinés se placent sous leur protection et en état de quasi-esclavage. Aujourd'hui nous sommes au bord du gouffre. Il y a trop de bouches à nourrir dans les villes. Les récoltes ont été très mauvaises ces deux dernières années à cause d'hivers particulièrement longs. Le commerce s'est fortement réduit car beaucoup de routes ne sont plus praticables et surtout ne sont plus sûres. Criminels et populations affamées s'en prennent de plus en plus aux voyageurs et aux marchands. La nourriture se fait rare car les paysans n'osent plus acheminer les moissons et le bétail à la ville.
Les citoyens sont à bout et se révoltent en suivant des chefs locaux, préfets et généraux, qui leur promettent un avenir meilleur. Une partie de l'armée a rejoint les rebelles. Le gouvernement a quitté la capitale et l'on ne sait pas ce qu'il fait. Bon nombre de familles riches se sont enfuies pour rejoindre leurs domaines ou pactisent avec nos ennemis. La vie dans les villes est devenue difficile. Les citoyens n'ont plus accès à l'eau fraîche des montagnes et doivent désormais aller la chercher aux rivières ou la puiser eux-mêmes. Cette eau provoque maladies et épidémies. Nul ne sait où est l'Empereur.
Aujourd'hui, 24 août de l'an 410, les armées du roi wisigoth Alaric sont aux portes de la ville, qui n'est plus qu'un fruit mûr prêt à tomber. Rome va tomber. Qu'adviendra-t-il de sa population de plus d'un million d'habitants, sans défense et sans moyens de survie ? Que diront les civilisations futures de nous ? Sic transit gloria mundi (Ainsi passe la gloire du monde)